Une vie culturelle pour les connaissances scientifiques ?

par Baudouin Jurdant

Quels sont les objectifs d’une communication publique des sciences ? S’agit-il de hausser le niveau moyen de connaissances scientifiques dans le grand public ? Les enquêtes de l’Eurobaromètre tendent à accréditer une telle vision. Mais leur méthodologie d’enquête visant, à travers la sélection d’échantillons représentatifs des populations, à évaluer les connaissances scientifiques des européens, en les interviewant un par un, me semble peu crédible. On oublie alors complètement que l’expression de ce que l’on peut éventuellement savoir dans tel ou tel domaine n’a de véritable sens que dans le contexte d’une discussion ayant un thème auquel les participants s’intéressent et où chacun y va de son désir d’être reconnu par les autres au nom de la pertinence de ses interventions. On oublie que les connaissances ne sont pas dans notre tête en attente d’être révélées à celui qui saura habilement les en faire sortir, juste pour voir qu’elles y étaient, mais que, comme son nom de « connaissance » l’indique, elles sont d’emblée sociales, ou du moins, culturelles. On ne connaît qu’avec un (ou plusieurs) autre(s). L’enquêteur, payé par la Commission pour enquêter, dans chaque pays de l’Union, peut-il être cet autre, avec qui il serait possible de « connaître » ? Peut-être, mais dans ce cas, il aura reçu une formation idoine de très haut niveau dans le domaine de la communication. Je crains que ce ne soit pas toujours le cas !
L’autre objectif de cette communication publique des sciences serait d’intégrer les connaissances scientifiques dans la culture générale de l’honnête homme du XXIe siècle. Mais qui est-il cet « honnête homme » du XXIe siècle ?  C’est peut-être un scientifique, lui-même, très préoccupé par l’intégration culturelle de ses propres connaissances. Admettons ! Comme tout scientifique digne de ce nom, il est précis quand il parle, il ne raconte pas n’importe quoi et surtout il tient à ce que son interlocuteur le comprenne bien, aussi bien qu’il se comprend lui-même. Il est même assez susceptible sur ce point et se méfie des journalistes qui déforment ses propos, trahissent sa pensée, extrapolent inconsidérément, rendent méconnaissable le message de vérité de la science dont il se sent porteur. C’est là que devrait intervenir, chez notre scientifique pur et dur, une meilleure appréhension de ce qu’est la communication, surtout dans le champ culturel.

Il faudrait qu’il se rende compte qu’il lui est — et lui sera toujours — impossible de se rendre maître des effets de son message dans l’esprit de ses interlocuteurs. Une fois énoncées publiquement, par l’intermédiaire de la radio, du journal ou de la télévision, ses connaissances entament une vie médiatique — et, disons-le, culturelle —  sur laquelle il n’a plus aucune prise et qu’il aura du mal à reconnaître comme siennes. Qu’il en soit préoccupé est tout à son honneur, mais surtout, qu’il laisse ses connaissances vivre leur vie médiatique et culturelle sans lui. Il devrait s’inspirer de l’attitude de l’écrivain qui sait que son œuvre sera déformée, distordue, trahie, remodelée à l’infini par la multiplicité des interprétations dont elle sera immanquablement l’objet. Que les connaissances scientifiques puissent connaître un destin culturel analogue, c’est ce qui peut leur arriver de mieux. Car c’est à ce moment-là seulement que l’on pourra en débattre librement et que leur vie culturelle sera assurée. Le scientifique n’y reconnaîtra pas « sa » science, et donc, LA science. Et alors ?!

Baudouin Jurdant,
Professeur émérite de l’université Paris Diderot,
ancien responsable du Master Journalisme scientifique
(bjurdant@gmail.com)