Journalistes scientifiques et amateurs de sciences :
pour une épistémologie traversière,
par Baudouin Jurdant

BJ-Trib-5

Les savoirs contemporains offrent aujourd’hui un paysage à la fois étendu et fragmenté. Les spécialités se multiplient, faisant émerger, autour des instruments, des objets ou des points de vue, des communautés d’experts de plus en plus pointus. Ces savoirs exigent des formations longues qui, à partir de troncs vaguement communs, vont se préciser grâce à des bifurcations orientées vers des objectifs de maîtrise.

On exige une position de surplomb : la maîtrise du savoir. Cette conquête de la compétence s’appuie sur une initiation qui apprend aux jeunes les valeurs explicites et implicites qui façonnent les communautés scientifiques. Importance de l’implicite : la dimension tacite des savoirs. C’est à travers ce « non-dit » que se soudent les relations entre les membres de chaque communauté, que se balisent les frontières de chaque domaine, que s’inventent les folklores identitaires, que se structurent les réseaux de la reconnaissance, que s’impose le partage des préjugés, que se complique la communication vers les non-spécialistes.

Cette organisation fragmentée des territoires de la curiosité scientifique a prouvé son efficacité mais elle n’est pas sans inconvénients. Elle met notamment en difficulté sinon en échec le projet d’une science ouverte. Ce qui est pertinent ici, se révèle souvent non-pertinent voire ridicule ou grossier ailleurs. La compétence tend à contrôler la pertinence. Pour valider une question dans un champ donné, il faut montrer patte blanche, ce qui veut dire : transformer la question, la traduire dans le langage que parlent ses acteurs. Et cette traduction peut tout aussi bien en aiguiser le tranchant que l’émousser.

N’y aurait-il pas une autre manière de faire pour traverser les frontières disciplinaires ? Une manière buissonnière de parcourir les champs du savoir. Remettre un peu de légèreté dans ces choses si graves et si sérieuses que sont les sciences. « Légèreté » ne veut pas dire ici « superficialité journalistique ». Pour traverser le savoir, il faut un moteur critique qui n’est rien d’autre qu’une ouverture, un questionnement, celui qui nous appartient en propre, dans sa fraicheur précoce ou à travers la maturation qu’il a pu subir au cours des années, celui qui nous a éveillé au monde et aux autres et qui vous fait parfois buter sur d’incompréhensibles incompréhensions.
Je pense qu’il faut rester fidèle à ce questionnement, tout bancal qu’il puisse être au départ.

Archimède demandait qu’on lui donne un point d’appui et un levier pour soulever le monde.
Pourquoi voudrait-on « soulever le monde » ? Il me semble tout aussi intéressant de le traverser. Ce qui donne la force et l’endurance pour le traverser, ce sont les questions auxquelles on tient et qui vous font tenir.

L’épistémologie traversière que je propose ainsi est parfaitement adaptée au journalisme scientifique. Elle s’en inspire. Au lieu de passer par le global pour se faire une vue d’ensemble, on ne quitte pas ce qui est local, on ne quitte pas le terrain, on ne quitte pas l’enquête. Ce qui peut nous sauver d’une insupportable superficialité, c’est l’attention soucieuse aux réalités concrètes qui viennent à notre rencontre. C’est aussi la conscience que l’on peut avoir des limites de la perspective qui vous font voir les choses de telle ou telle manière. L’injonction d’une certaine réflexivité, l’obligation de se situer à côté des choses dont on parle, être avec elles, dans leur proximité physique immédiate. Pour en saisir l’incroyable richesse.

Baudouin Jurdant,
Professeur émérite de l’université Paris Diderot,
ancien responsable du Master Journalisme scientifique
(bjurdant@gmail.com)