De la Nouvelle Atlantide à Las Vegas
La communication à propos de sciences, un océan entre deux territoires de l’utopie, par Joëlle Le Marec
Dans La Nouvelle Atlantide, Francis Bacon, philosophe anglais du XVIIe siècle, situe dans une île fictive une communauté de savants et de techniciens entièrement organisée pour construire rationnellement un savoir sur la nature, à l’abri des autorités religieuses et des intérêts sociaux et politiques de son temps. Cet imaginaire radical de l’organisation de la recherche comme société utopique inspire 20 ans plus tard la création de la Royal Society de Londres. Il est là aussi à l’œuvre, poussé dans la logique la plus radicale, dans les camps de scientifiques, les charachkas sous Staline, tels que les décrit Soljenitsyne dans son roman autobiographique Le Premier Cercle. La science a toujours été associée à des imaginaires utopiques, aux cultures de l’émancipation dans les démocraties, mais aussi aux tentations de gestion rationalisée totale de la société dans les pires dictatures.
La communication hante également les imaginaires utopiques : le modèle d’une théorie générale de l’information qui aurait été une clé de compréhension de toutes les échelles du vivant (du gène aux cultures humaines), transversale à la nature et à la société, a tenté toute une école de chercheurs de toutes disciplines et inspiré le projet d’une nouvelle régulation des sociétés qui éviterait les risques de retour à la folie barbare des deux guerres. D’une pierre deux coups en quelque sorte : comprendre la réalité naturelle et sociale avec une théorie générale unifiée, et la gérer avec le développement d’une ingénierie de la communication. Cette utopie a inspiré le formidable essor des médias, de l’informatique et de toutes les activités de diffusion de l’information et de partage des savoirs. Mais elle a également son territoire inquiétant, décrit par Bruce Bégout dans Zéropolis, à propos de Las Vegas, sorte de ville utopique, île au milieu du désert du Mojave : la communication à vide, comme machine ludique à recycler l’ensemble de la culture et des institutions en marché de l’entertainment, matérialisant la société du spectacle hors de toute préoccupation de pertinence ou de vérité.
Les sciences et les médias sont donc doublement enchanteurs et doublement inquiétants, dans leur commune prétention à pouvoir dire quelque chose de vrai de la réalité, et dans leur commune tentation de modeler ce réel et plier le cours des choses selon leur modèle.
Les domaines de la critique, de la recherche sur les sciences, et du journalisme scientifique, sont à la fois tirés vers les attracteurs de la pensée utopique, et soucieux d’y échapper sans cesse par la distance critique, l’enquête, la mise en discussion : sortir du faisceau aveuglant des projecteurs de pensée utopique et des néons de Zéropolis, enquêter sur le quotidien de la recherche tel qu’il apparaît peu à peu, toujours plus complexe et plus riche au fil des investigations, questionner sans relâche ce qui semble statufié et redonner vie à ce qui paraît enterré, créer sans cesse des formes d’expression et de partage des savoirs et des idées.
Joëlle Le Marec,
Professeur à l’université Paris Diderot,
Responsable du Master Journalisme scientifique
(jlemarec@neuf.fr)