Première partie. Affrontement dans le domaine des sciences : enjeux scientifiques.
1.1 Les anciens vs les modernes
La physiologie étudie le rôle, le fonctionnement et l’organisation mécanique, physique et biochimique des organismes vivants et de leurs composants. Elle prend son essor au XVIIe siècle, et connaît une véritable révolution dans la première moitié du XIXe avec la médecine expérimentale dont les bases ont été formulées et théorisées par le physiologiste français Pierre Rayer puis par son élève Claude Bernard. C’est à cette même époque que les stations maritimes prennent leur essor.
Au XXe siècle apparaît la biologie moléculaire à la suite de l’élaboration des lois de la génétique, la découverte des chromosomes et l’identification de l’ADN comme support chimique de l’information génétique. C’est aujourd’hui une discipline scientifique au croisement de la génétique, de la biochimie et de la physique, avec pour objet la compréhension des mécanismes de fonctionnement de la cellule au niveau moléculaire.
La biologie moléculaire envahit très vite tout le champ de la biologie, et les tenants de la biologie moléculaire peuvent en venir à reprocher aux tenants de la physiologie d’être obsolètes ; ce conflit correspondant un peu à celui des anciens contre les modernes. Voici par exemple ce que dit Lionel Collet, président de l’université Lyon 1 de 2006 à 2011.
Lionel Collet pense que « ne pas avoir introduit la biologie moléculaire à l’Institut Michel Pacha est un signe de non-évolution ». À son arrivée à la présidence de Lyon 1, lors d’une visite à la station maritime qui est à la charge l’université Lyon 1, il dit avoir trouvé Tamaris très dégradée : « … je l’ai vue dégradée en moyens humains, je l’ai vue dégradée par les locaux, et je l’ai vue dégradée par une recherche qui n’avait pas évolué, c’est-à-dire que la biologie moléculaire n’était pas entrée à l’Institut Michel Pacha à l’époque, en 2006, 2007… »
1.2 Le tout vs l’unité
Inversement, les tenants de la physiologie reprochent aux tenants de la biologie moléculaire et de la biologie cellulaire de passer à côté d’aspects fondamentaux : l’être vivant, et son interaction avec son milieu par exemple, ou un organe et son interaction avec la totalité de l’organisme. Gérard Brichon, directeur de l’Institut de Michel Pacha critique le « tout biologie moléculaire » :
« Mais pourquoi j’aurais eu besoin de biologie moléculaire, alors qu’on était en face d’un champ complètement vierge, et je ne vois pas ce que la biologie moléculaire aurait apporté ? C’est vraiment prendre un canon pour tuer une mouche. Vous aviez devant vous des larves dont on a aucune idée de ce dont elles ont besoin pour se développer harmonieusement, pour donner des adultes qui eux-mêmes aient la possibilité de se reproduire, qu’est-ce qu’il faut leur donner à manger pour que ce soit conforme ? Mais la biologie moléculaire ça vient après, là on essaie d’abord de débroussailler le premier problème. On va faire ensuite de la biologie moléculaire si c’est nécessaire. Mon élève Jacques (Jacques Bodennec) en a fait. Mais il en a fait après, pas pendant. Moi j’ai dans ma cave un paquet haut comme ça de traces de chromatographie en phase gazeuse concernant les lipides, parce que j’ai analysé tout ce qui me tombait sous la main, pour avoir une idée de ce qui était présent dans les différents tissus, en fonction des différentes saisons, en fonction des différentes espèces, parce qu’avant d’attaquer sur autre chose, il fallait bien avoir au moins des bases solides. Sinon c’est pas la peine… »
Il en est de même pour la biologie cellulaire qui ne saurait se substituer aux études physiologiques :
Gérard Brichon :
« … À côté de ça, vouloir dire, on ne va faire que de la culture cellulaire pour tester quelque chose !?… La culture cellulaire, j’en ai fait, j’ai travaillé à Villejuif pendant deux fois deux mois, dans l’équipe de Mathé, donc je sais ce que c’est les cultures cellulaires, j’en ai fait, mais… c’est pas ça !… dire, pour économiser la vie animale, on va tester un produit sur une culture de cellules, c’est… enfin je ne sais pas, c’est de l’aberration mentale. Une culture de cellules va renseigner sur un certain nombre de faits, mais vous n’avez pas toutes les interactions qui vont exister dans un organisme complet. Ou alors on va faire l’impasse sur le rôle du cerveau, des hormones qui circulent. C’est comme ça qu’on arrive à des trucs, hein, la thalidomide, par exemple ! La thalidomide, beaucoup de gens l’ont oublié, le bébé thalidomide, les bébés phocomèles (mains directement rattachées aux épaules, N.d.A.) ! Pourquoi ? Parce qu’on n’a pas testé la thalidomide sur le porc. On l’a testée sur le rat ou la souris, parce que ça coûtait moins cher. Le problème, c’est que le rat ou la souris n’ont pas le développement des os longs comme d’autres mammifères, en particulier le porc ou l’homme. On l’aurait testé sur le porc, on aurait vu immédiatement qu’il y avait un développement stoppé des os longs, et que par conséquent, on allait avoir les mains directement rattachées aux épaules ».
Gérard Brichon audio :
1.3 L’interdisciplinarité vs la spécialité
Les disciplines « hyperspécialisées », a priori, interagissent peu avec d’autres disciplines. C’est aussi le reproche qui est fait par certains physiologistes aux biologistes moléculaires « qui n’ont jamais fait de biochimie », par exemple, comme le dit Gérard Brichon. C’est une critique de la spécialisation à outrance, par opposition aux vertus de l’interdisciplinarité.
Gérard Brichon : « La biochimie, elle est déjà bien mal ! La biochimie… Tenez, prenez les gars de biologie moléculaire, et demandez-leur de se repérer sur la carte de biochimie générale, vous allez avoir des surprises ! Ils manipulent des concepts qu’ils ne connaissent pas, ce ne sont pas des chimistes. Moi, j’ai fait de la chimie avant. À notre époque, pour avoir la licence d’enseignement, il fallait 6 certificats. Moi, j’en ai 14, dont de la chimie et de la physique. Bon, j’ai beaucoup oublié ce que j’ai appris dedans, mais je connais encore un peu la musique. Ce qui fait que quand je tombe sur quelque chose, je sais de quel côté il faut se tourner pour au moins trouver des informations. Je ne les ai pas mais je sais où pouvoir les trouver. »
Gérard Brichon audio :
Plus globalement, au niveau de l’ensemble des disciplines scientifiques, certains pensent que toutes ne se prêtent pas au même niveau d’interdisciplinarité. C’est le cas de Vincent Bertin qui souligne une plus grande facilité et pratique de l’interdisciplinarité dans la physique que dans la biologie.
Vincent Bertin : … « maintenant, nous avons des façons de travailler qui sont un peu différentes. On a beaucoup essayé de faire de l’interdisciplinaire, certains projets ont été fructueux, d’autres ont été moins fructueux on va dire, parce que ces communautés scientifiques (les biologistes, N.d.A.) ne travaillent pas en collaboration, n’ont pas trop l’habitude de travailler en collaboration, alors que nous (les physiciens des hautes énergies, N.d.A.) sommes structurés en collaboration, vu la taille de nos équipements, les financements… c’est notre façon de travailler. Donc eux (les biologistes, N.d.A.) ont plutôt tendance à travailler à 20 % sur tel projet, 20 % sur tel autre projet, et donc les choses prennent beaucoup de temps, les cultures scientifiques sont différentes, donc pas forcément, on va dire, toujours aussi efficaces ».
Cela dit, Gérard Brichon souligne certaines capacités des biologistes marins à apporter des éléments aux physiciens des particules :
Gérard Brichon : « Alors, un jour, mes collègues viennent me trouver, mon bureau était en bas, ils avaient trusté le premier étage… : « Ah ! On a des flashes ! On a trouvé un coin où on a plein de neutrinos ! »… Je vais discuter avec eux, et puis, ça me paraissait curieux, je leur dis, votre lambda m, là, votre longueur d’onde, c’est combien ? 430 nm. Ça ne m’étonne pas que vous en ayez beaucoup ! Vous êtes en train de mesurer la bioluminescence du plancton. Vous êtes dans un coin où il y a beaucoup de plancton, et effectivement, c’est connu, là il y a beaucoup de plancton, ils faisaient ça entre 2000 et 1000m de profondeur, vous êtes en plein dans la zone où pratiquement 100 % des espèces sont bioluminescentes.
Gérard Brichon audio :
Si ces collaborations entre physiciens et biologistes ne sont pas toujours faciles, Vincent Bertin expose néanmoins plusieurs exemples de résultats scientifiques qui, à Tamaris, mélangent des programmes de physique (les neutrinos) et des programmes de biologie marine (la bioluminescence, les cétacés, etc).
Il indique aussi des collaborations avec la station maritime de Villefranche :
- Ils ont isolé une bactérie bioluminescente qui s’appelle Antares (Christian Tamburini/MIO/Institut Méditerranéen d’Océanologie 1, et Sophie Escoffier (CPPM) ont eu un prix du magazine La Recherche 2.
- Ils mesurent la respiration des bactéries (elles salissent les photo-récepteurs). C’est en même temps un élément clé pour comprendre les échanges océan–atmosphère qui sont utilisés pour le climat et le cycle du CO2.
- Ils écoutent les cétacés grâce à des hydrophones, qui au départ sont conçus pour aligner les lignes de photo-récepteurs, une collaboration avec l’université de Toulon – Hervé Glotin.
1.4 De l’intérêt des petites unités de recherche
Pour certaines disciplines une taille critique est nécessaire, comme le dit Jacques Bodennec en parlant de l’astrophysique. Pour d’autres disciplines, notamment en biologie, une petite unité de recherche peut être plus efficace. D’autant, comme le suggère François-Noël Gilly, que l’activité des jeunes chercheurs se fait surtout remarquer dans les petites unités de recherche.
François-Noël Gilly : « Alors c’est vrai que la mode aujourd’hui c’est « big is beautiful » et il ne faut plus de petites unités. J’espère que la mode des petites unités reviendra au moins pour que les jeunes puissent avoir la possibilité d’émerger. Je l’ai souvent dit, nos plus grosses unités, nos plus grands chercheurs, ceux qui ont mon âge aujourd’hui, qui ont une soixantaine d’années, ne sont pas « nés » dans une très grosse unité. Ils sont « nés » dans des petites unités et c’est leur travail, leur compétence et leur excellence qui fait que petit à petit, ils ont construit une unité énorme. À mon avis, le danger des très grosses unités, c’est comment des jeunes vont émerger au milieu, comment des thématiques nouvelles vont émerger et sortir de la trace de la très grosse unité ? Mais ça, c’est plus les unités de recherche ».
1.5 L’intérêt scientifique d’être situé localement
1.5.1 pour la recherche
L’obligation d’être présent localement est une conséquence des besoins de la physiologie : étudier les mécanismes en interaction avec le milieu, dans ou près du milieu. C’est l’idée d’une recherche située localement par opposition à une recherche qui peut se faire n’importe où. La recherche en physiologie induit donc d’être présent localement. Ce qui n’est pas forcement le cas de la biologie cellulaire et moléculaire. Pour Gérard Brichon, quand on étudie des organismes vivants, il faut être au plus près de leur environnement « naturel ». C’est d’autant plus important pour les écologistes.
Question : « Quelle est la spécificité dans ce montage, d’être au bord de la mer par rapport à des villes comme Lyon, Paris, Toulouse ? »
Gérard Brichon : « C’est-à-dire que vous pouvez toujours amener de l’eau de mer dans des trucs, mais vous allez voir un peu l’usine à gaz que ça va représenter. Avec l’eau de mer vous allez aussi avoir toutes les conditions environnantes. Si vous travaillez sur du vivant, si vous voulez avoir une approche qui soit la plus près possible de la réalité, le fait de travailler dans un bâtiment complètement isolé, complètement étranger, vous allez peut-être réduire le nombre de paramètres à étudier, ça c’est certain, donc pour des physiologistes, pour des biochimistes, c’est intéressant d’avoir le minimum de paramètres pour n’en faire varier qu’un à la fois mais vous vous rendez compte que pour un écologiste, c’est complètement stupide, parce qu’on n’est plus du tout dans les conditions naturelles de l’organisme. Vous avez un organisme qui est soumis à une photopériode, qui est soumis à une intensité lumineuse, qui est soumis à une température, qui est soumis à une variation de la qualité de l’eau, qui va être soumis à tout un tas de facteurs plus tous ceux que j’ignore… qui vont être aussi soumis aux molécules qui vont être émises par la collectivité des organismes qui sont autour… des phéromones, des truc comme ça. Vous allez comlètement sortir du contexte de ce que vous étudiez et vous pouvez arriver à des choses complètement stupides. Vous allez dire que l’animal va réagir de telle façon, c’est complètement idiot, dans la nature, il ne réagira jamais comme ça ».
Gérard Brichon audio :
D’un autre côté, comme on le verra, des présidents d’université ont pu juger qu’il n’y a plus lieu, aujourd’hui, d’être près de la mer, pour en étudier le vivant. Depuis de nombreuses années se sont développés les navires océanographiques qui « embarquent » de véritables laboratoires et qui, de retour de mission, distribuent leurs récoltes dans de nombreux laboratoires, même très éloignés des côtes.
Par ailleurs, des consortiums, des regroupements existent aussi qui visent à regrouper les laboratoires situés sur les côtes, à trouver des synergies dans ces regroupements. Exemple de regroupement : le Centre National de Ressources Biologiques Marines, EMBRC-France (Banyuls, Roscoff, Villefranche) et au niveau européen : EMBRC European Marine Biological Resource Centre (www.embrc.eu).
1.5.2 pour l’enseignement
Théorie vs pratique : pour l’enseignement, l’intérêt d’être sur place peut sembler évident (mais pour étudier quoi, pourquoi et comment ?). À Tamaris, Gérard Brichon peut faire des travaux pratiques directement sur site :
Gérard Brichon : « … ça ils appréciaient ! On a fait des choses qu’on n’aurait jamais pu faire sur le campus. Les gars logeaient ici. On faisait une manip, on faisait beaucoup de TP, ce qui a pratiquement disparu des facs maintenant, à l’université ils ne font plus de TP, ils n’ont plus un rond pour les faire. Donc, nous on faisait beaucoup de travaux pratiques, on faisait les cours et derrière on faisait les TP. Le labo était juste derrière, les chambres étaient à côté du labo. Je leur disais : « montez vous préparer la popote », et à 20 h, je les prenais en salle de TP et on faisait des TP jusqu’à 3 h du matin ! Vous le trouvez pas sur un campus, c’est pas possible ça. Maintenant, je ne pourrais plus le faire : j’aurais droit à une semonce de je ne sais pas trop qui, hygiène et sécurité ou je ne sais pas quoi, on ne fait pas travailler les gens de nuit. Ça, vous pouvez aller aux États-Unis, ça marche comme ça, tout le temps, les labos vivent la nuit, les labos sont ouverts jour et nuit, les post-docs font marcher les labos la nuit, c’est connu là-bas… »
Gérard Brichon audio :
C’est dans ce cadre que, au-delà des masters « recherche », Gérard Brichon a aussi créé un master professionnalisant :
Gérard Brichon : « J’ai monté un master professionnel de technologies en physiologie et en biochimie marines. C’est un enseignement qui était unique en France, comme tous les masters. Un master professionnel. J’ai mis deux ans pour pondre mon truc. Et j’avais fait évidemment le profil de professionnalisation des étudiants. J’avais dit : je me limite à douze étudiants, parce que je sais que les quatre premières années, douze je les case. Et en effet, j’ai casé 100 % de mes étudiants pendant quatre ans ».
Gérard Brichon audio :
Notes
1 Le MIO (Institut Méditerranéen d’Océanologie) est un laboratoire de recherche en Océanologie des Universités d’Aix-Marseille et de Toulon, du CNRS et de l’IRD.
2 Prix La Recherche 2014. Prix pour leurs travaux révélant des événements exceptionnels de forte activité de bioluminescence (détectés par le télescope ANTARES) liés à la formation de masses d’eaux profondes suite à des événements de convection au large du golfe du Lion. Fait référence à une publication de juillet 2013 dans la revue Plos. « Deep-Sea Bioluminescence Blooms after Dense Water Formation at the Ocean Surface », PLoS ONE, 07/2013, Volume 8, Numéro 7.